Les architectes Jean-Gilles Décosterd et Philippe Rahm proposent au public une réflexion sur la notion de valeur, balancée dans notre société entre aspiration matérielle et spirituelle. Sans constituer une critique fondamentale du système économique qui possède aujourd'hui un pouvoir énorme sur la société mondiale, le projet cherche à reconsidérer et à requalifier la notion de richesse. 

Décosterd et Rahm constatent que l'on s'est imposé dès l'apparition de la monnaie comme une valeur d'échange, une valeur-refuge : il est devenu l'incarnation physique de la valeur du fait de ses propriétés sensibles d'être inaltérable, non fongible, homogène et d'un éclat très vif, propriétés physiques d'une extrême rareté. À ces valeurs chimiques se sont superposées des valeurs spirituelles, l'or apparaissant comme l'incarnation physique de la perfection.

Face à l'inaltérabilité de l'or, l'homme est soumis au vieillissement et à la mort ; il est parfois malade ou fourbu. En renonçant au système de valeur totalement étranger à l'homme, inaccessible et trop purement idéal qui est celui de l'or, Décosterd et Rham entendent refonder l'économie sur le temps humain et sur sa condition matérielle, qui est celle du vieillissement.

Substituant à l'or -métal éternel- une matière friable- la molasse- dont est constituée une partie du plateau suisse et la région fribourgeoise en particulier Décosterd et Rahm créent une économie à la mesure de l'homme, fragile et temporelle, qu'ils qualifient d'érodable.

À Fribourg, l'intervention des deux artistes constitue à instituer un régime de l'étalon-molasse, et pour cela à ouvrir un Hôtel des monnaies - la Banque Erodable Fribourgeoise BEF - dont le capital en molasse est indexé sur les réserves de la Banque nationale suisse. Cette banque est chargée de lancer l'économie érodable fribourgeoise et développe ses activités dans trois comptoirs : le siège central est situé aux Grands-Places, une première succursale dans le quartier du Bourg et une seconde au carrefour Saint-Barthélémy au Schönberg. Les blocs de molasse installés dans des comptoirs grillagés -ouverts au soleil et aux intempéries, et donc soumis à l'érosion- constituent la garantie de la monnaie en papier, dénommée "l'Erodable", émise afin de faciliter les échanges.

Les Erodables sont distribués aux passants dans les comptoirs, au moment du lancement du projet, pour répartir les richesses au sein de la population. Ils peuvent être utilisés pour payer des marchandises, des prestations, en divers endroits et pour divers échanges. Au fur et à mesure du développement du projet, les comptoirs affichent la mesure de l'érosion et peuvent convertir en Erodables de nouveaux fonds de molasse que chacun y apporte. 

UNE MONNAIE ERODABLE 

Prémisses d'une économie érodable  - Pour un matérialisme érodable

Nous devons aujourd'hui concéder au pouvoir économique sa réelle prééminence dans notre société qu'un ensemble de circonstances a, cette année passée, largement révélé. Homo oeconomicus apparaît aujourd'hui légitime, réactualisant la thèse marxiste du renversement de la hiérarchie hégélienne dans laquelle l'économie agit à la base des institutions et des croyances, en amont des formes juridiques et culturelles. Tout serait commandé par la matière ; la pensée est conditionnée par le milieu, le progrès se définissant par un accroissement économique et non pas dans un développement des connaissances. De cette réalité, dont l'histoire nationale autant qu'intime semble découler, nous aimerions évaluer sous un jour nouveau l'un de ses phénomènes les plus essentiels, à savoir la monnaie, figure matérielle de la valeur. (...). D'un matérialisme historique, nous aimerions passer à un matérialisme entropique qui engage la monnaie dans sa réalité de manière érodable. Par la réévaluation du tenant philosophique de la monnaie, nous proposerons une action qui s'immiscera dans les franges libres et non capitalisées de l'économie fribourgeoise, initialisant une autre monnaie, en parallèle du franc suisse, comme prémisses expérimentales d'une nouvelle économie à la mesure du temps de l'Homme.

Concept Une monnaie érodable, Jean-Gilles Décosterd, Philippe Rahm, janvier 1998.